23 July 2010

La propreté c'est dégoûtant

Ma grande amie qui pense que je suis plus littéraire qu’elle alors qu’elle me bat toute l’année à dix livres contre un, m’a offert, en partie parce que nous sommes toutes les deux normandes d’origine, l’opus doloris de Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham. Ouistreham est la ville portuaire proche de Caen où le ferry fait la jonction entre la France et l’Angleterre. La journaliste relate sa recherche fictive d’un emploi avec pour tout bagage un baccalauréat et vingt ans d’inactivité. Elle ne change pas son nom, juste sa couleur de cheveux et se met dans la peau d’une chercheuse d’emploi sans qualification. Puisqu’elle est prête à « tout faire », on l’oriente rapidement vers une spécialisation dans la propreté. Rien que pour manœuvrer une shampooineuse il faut presque un permis. De formations en ateliers CV, de remplacements en missions impossibles (effectuer un travail de cinq heures en trois seulement ou nettoyer une douche dont la couche de crasse et de cambouis se renouvelle chaque matin), elle obtient enfin le pire poste possible, celui que même les spécialistes de la propreté entre eux recommandent de ne jamais accepter : le ferry aux petites heures, entre deux traversées. Le pire donc le meilleur pour une journaliste. Il lui faut toucher au plus vrai, descendre au fond de la mine, dans ce cas-ci à quatre pattes dans une cabine microscopique à briquer en trois minutes maximum.

Pourquoi n’a-t-elle pas essayé de travailler dans un fast-food ? On aurait fini par la reconnaître. Elle aurait pu insister pour obtenir une formation de réceptionniste. Aucun intérêt pour son livre. Elle aurait tout juste pu récolter des idées pour agrémenter les intrigues de quelque série télé. Et elle n’aurait pas exploré le monde tragique des hommes et femmes de ménage. Je n'aurais pas aimé être à sa place quand elle a dû annoncer à ses "anciennes collègues" qu'elle n'était pas débutante en propreté mais journaliste. La volonté de mettre à jour les réalités physiques et économiques vécues par ces travailleurs du bas de l’échelle, pour mieux les défendre certainement, a-t-elle pris le dessus sur l’inévitable sentiment de trahison ? Le soir de la révélation, dans les chaumières bernées, est-ce qu’on cherche à consolider sa position sur l’échelle ? « Si tu ne sais pas récurer, ma fille, tu termineras journaliste. Tu seras obligée de mentir aux gens pour gagner ton pain. ». Il me semble que la démarche de reporter est motivée par une psychanalyse personnelle irrésistible. Oui le rapport est accablant pour le système d'accompagnement des chômeurs peu qualifiés et pour la législation du travail qui autorise et même favorise la précarité. Mais ce que je vois aussi c'est Florence à qui sa mère avait interdit de tenir un balai "parce que c'est pour les hommes", ladite Florence qui remonte le courant de son histoire et vient constater par les faits qu'elle n'est vraiment pas douée pour le ménage. Tout de même, après cette lecture, en faisant abstraction du ressort dramatique, tristo-comique, tiré du décalage entre deux milieux, je me dis quelque chose d’important. Je me dis qu'il devrait y avoir un statut d'intermittent de la propreté.