... où l'on célébrait dans le désordre une naissance, l'anniversaire d'un enterrement, l'arrivée d'un nouveau beau-frère et le passage du cap de la quarantaine des "trois belles petites jumelles", 121 ans et 203 kg, fiertés de leurs papa et maman malgré les dérives sentimentales et le cholestérol, je me demandai au bout de trois minutes ce que je faisais là, comment j'avais pu naître dans cette famille bruyante et vorace, où l'on rit beaucoup mais assez gras somme toute, bien que le père, svelte et un modèle de calme et d'humour britannique, y fasse figure d'extra-terrestre. Ma sœur qui a repris le violon et s'est offert l'équivalent de 26 cafetières Senseo en la splendeur d'un instrument datant de 1890, joue drôlement bien et on a découvert qu'on travaillait les mêmes morceaux chacune de son côté. Je me suis donc régalée avec elle; ça faisait deux ans que j'espérais trouver quelqu'un avec qui pratiquer mes Piazolla. Son nouveau jules est adorable et ils s'entendent à merveille. Ça nous fait très plaisir à tous. La révélation est venue sans prévenir, par la bibliothèque de cette maison de location, douillette il faut dire et sans rideaux à motifs ethniques mais plutôt en draps de lin anciens à jour Venise. Agréable surprise d'une déco inspirée d'Uzès et du goût belge aussi. Voici un livre qui résonne d'un nom qui flottait autrefois au-dessus des pages du catalogue France-Loisirs de mes enfances. Rafaële Billetdoux raconte son père par les lettres qu'il lui a laissées sur le bord du lavabo; déjà je suis jalouse. Dès les premières pages, je suis en réalité horrifiée par les similitudes dans la mélancolie et l'ouvrage tourmenté de la langue, entre cette raconteuse de billets et moi-même. Quels abîmes inutiles; je les reconnais bien, je m'y suis vautrée tant d'années. La langue y est très française, très précieuse et pétrie de douleurs. Le père qui vit au dernier étage de la maison (la mère au premier) ne communique avec ses trois filles que par arabesques épistolaires. Tout y passe, des premières règles commentées au plus-que-parfait, au refus de la surboum de peur de déplacer de la poussière. Les lettres en écho des trois très jeunes filles, qui espèrent de leur géniteur un atome de présence, pratiquent le désir distancié et pudique, sur le fil d'une peine inconsolable. Finalement j'ai bien fait de ne pas naître dans une famille d'intellos. Mais, autre similitude quand-même, je reproche à ma mère de ne pas parler comme elle peut écrire.
Je prends le temps, j’envahis les minutes restantes avant le départ de toute mon intensité reconnaissante et remercie ma mère en luttant contre un sanglot, pour les si belles et si touchantes missives qu’elle m’a adressées ces derniers mois. La mise à nu des sentiments, tendres ou rageurs, me fait souvent pleurer, parce que j'ai été habituée à d'autres conversations, périphériques. Je veux bien parler des nuages qui passent, parce que ce sont plus que des nuages, ou parce que ce sont vraiment des nuages, mais j'essaye de ne plus parler à côté des mots, quoi qu'il m'en coûte (en Kleenex).
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