Incommensurable
juillet 2004
Je voudrais, en gage d’amour, écrire un livre. Pas t’écrire, mais l’écrire, à côté de toi, et que tu t’en saisisses comme d’un trésor. Ma vie est toute petite mais ma bouche est grande ouverte. L’incommensurable ne peut tout simplement pas passer à côté de moi sans que je m’en aperçoive. Je pourrais croire que mes ambitions sont énormes et que mon appétit est un gouffre, mais finalement je n’ai fait que percevoir l’existence de l’incommensurable. Je l’ai vu, entendu, imaginé. C’est mon passe-droit vers Dieu, vers l’univers qui n’est pas moi. Je n’ai aucun point commun avec l’infini, juste l’honneur de l’avoir vu et reconnu. Mais est-ce un avantage ? Ou bien, est-ce utile ? Si les mots et la langue m’intéressent, je suis infiniment (infiniment !) plus curieuse des choses qui arrivent en même temps que se disent les mots. De ces choses que l’on essaye de décrire ensuite avec des mots, qui peuvent donner vie à leur tour à d’autres occurrences encore de ces riants mystères. Que sont ces choses ? Des sentiments, des sensations, des humeurs ? Sans doute, mais comment donc ces choses peuvent elles être ? Je les trouve parfois magiques, comme venues de l’extérieur, d’un ailleurs qui n’est pas moi, et pourtant je sens leur existence. Je suis à leur merci, et je les attends aussi. Je leur demande beaucoup. Ma bouche est grande ouverte.
Un instant d’oisiveté devant l’écran du navigateur. Internet, tous les possibles. Je pourrais demander les pires choses, regarder l’horreur, tout ce que je n’ai pas envie de marquer dans ma chair mais qui existe dans d'autres. Je pourrais demander un horoscope, un tarot. L’Internet, c’est le grand oracle ! Même pas le temps de prendre du recul, le désir jaillit : je veux parler avec Dieu et qu’il me dise tout. Cette pensée me cause une grande émotion qui ressemble à un immense sourire incrédule, un coup de sang effrayant et jubilatoire. L’impression d’avoir découvert – miracle – quelque chose sur moi. Dieu, merci. L’instant d’après, je cherche des idées d’activités à faire avec mes enfants. Mais j’abandonne, je me refuse à des recettes, certainement à tort, mais c’est ainsi. Je veux trouver en moi-même l’inspiration. Impossible bien sûr. Disons que je reporte ma recherche d’inspiration ; je suis obstinée et persuadée qu’il y aura un meilleur moment. Un moment… magique ?
Un peu de psychanalyse... Si je desserre les écrous de ma logique, qu’est-ce que ça donne ? Par exemple, partons d’une expression : "bille en tête". Il est parti bille en tête. Emporté par un cancer du cerveau. Cervelle de crabe à emporter. C’est l’histoire d’un crabe sans cervelle parti faire le tour du monde. Une tête de linotte avec un sac à dos. Il y a une fameuse logique dans cet enchaînement. La tête de linotte, c’est moi, l’autre jour, qui fais trop confiance et qui laisse mon sac à dos seul une minute, le temps de charger des caisses dans la voiture. Envolé le sac à dos, emporté, parti faire le tour de la ville. Je suis seule ce soir, non, il est seul, et j’ai peur qu’il parte bille en tête, mon amour. Cette inquiétude, c’est mon crabe, mon cancer, que je lasérise de la pointe de mon stylo. La bille de ma tête. Que la terreur m’envahisse ! Et que je ponde un gros œuf de littérature. Tu me vois mon amour ? Tu me perçois ? Je suis autre, et me hérisse de délice, de l’avouer. Avec toi, j’ai cessé de guetter la ressemblance. Je savoure la connivence. Même le désir de connivence me suffira. Il n’est plus nécessaire que je me décroche la mâchoire à avaler un autre qui n’est pas plus infini que moi, ni à attendre de son sein tel nectar inépuisable. Ma langue caresse mon palais, enfin, avec ou sans lait.
Il me reste à accepter de vivre les moments où je n’écris pas. Je dis cela parce que je sens que ma page du jour se termine, et que j’en éprouve une tristesse résignée. Pourtant je suis très heureuse parfois de ne pas écrire. Quand je nourris mes amis, quand ma tribu se rassemble. Je nous imagine sur une colline, nos peaux épousant la même tiédeur de fin d’après-midi, le parfum tendre de la verdure ravissant nos narines dilatées de bonheur. Ou du moins pensons-nous vivre la même chose ; fantastique illusion dans laquelle je m’accorde de me vautrer.
Quand ma fille s’entêtera dans quelque frustration, mon fils dans quelque refus, j’essaierai de me dire que c’est de la littérature. Quant à toi, amour, au lieu d’attendre l’heure de ton retour, je passe mon temps à aimer celle de notre rencontre. Si tu vivais en Alaska, je ne te connaîtrais pas. Je te connais ; je suis heureuse que tu n’y sois pas.
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